Du transformiste au transformationnel

Communication lors de la Journée d’étude « Les rôles du maquillage sur la scène contemporaine », 11 mars 2022

Du transformiste au transformationnel :

Registres politiques et fonctions esthétiques du grimage de genre sur la scène contemporaine

Article issu d’une communication donnée lors de la Journée d’étude Les rôles du maquillage sur la scène contemporaine
organisée par Sara Maddalena et Victor Inisan RiRRa21 – ED 58

Université Paul-Valéry Montpellier 3, 11 mars 2022

// « Mitosis », Hungry @isshehungry (en ligne : https://www.instagram.com/p/Bxkxmt5FbVy/ ; consulté le 30 juillet 2021)

Le « grimage » désigne historiquement l’usage de maquillage pour la scène ; il s’agit de modifier la physionomie par des fards, pour représenter un certain personnage ; dans son sens historique, il qualifie particulièrement le fait de peindre des rides, transformer le visage en le vieillissant. Dans un sens plus large, le grimage désigne un emploi distinctif du maquillage où sont renforcés les contrastes des lignes et couleurs par rapport à leur usage dans la vie courante, afin d’opérer une transformation de l’âge, mais aussi du genre, de la couleur de peau, de la forme du visage ou de certains de ses traits… Bien que la limite entre un emploi quotidien et extra-quotidien1 du maquillage soit floue, puisque beaucoup de produits et principes techniques utilisés sont communs aux deux contextes, le grimage développe ainsi des caractéristiques qui lui sont propres : renforcement ou exagération des effets pour une meilleure visibilité, adaptation à des media et à des conditions de représentations spécifiques, et surtout techniques et produits particuliers, souvent désignés par le terme de « professionnel2» (meilleures propriétés couvrantes, pigmentation plus forte, prothèses et postiches, modifications plus radicales du visage). Ainsi, le grimage pourrait être considéré comme un cas particulier de l’utilisation du maquillage (l’écart entre le maquillage quotidien ; et le grimage scénique se situant donc moins dans une distinction de nature mais plutôt de degré d’usage). Dans un contexte scénique, le grimage de genre utilise des produits et techniques spécifiques afin de masquer et/ou faire apparaître de manière plus ostentatoire des signes considérés comme genrés. En effet, c’est justement par cet emploi extra-quotidien que le maquillage de genre se rend visible : l’acteur ou l’actrice se maquille de façon à changer de genre sans que les spectateurs et spectatrices ne soient dupes de cette transformation.

Comment se fait-il que l’usage du maquillage dans le travestissement soit si peu interrogé à la fois dans la pratique théâtrale, mais aussi du point de vue théorique ? Le grimage de genre sur la scène contemporaine occidentale se construit par rapport à des codifications qui sont rarement reconnues ou interrogées comme telles, alors qu’il permet de mieux cerner la façon dont la scène est à l’intersection de codes intra et extra-théâtraux. En effet, les outils des gender et performance studies ont su montrer que les performances de genre pouvaient susciter un trouble, provoquer un jeu avec la norme : l’usage du grimage sur scène entraînerait une re-signification des codes genrés, qui apparaissent à la fois comme plus clairs par leur convention assumée et en même temps bien plus opaques par leurs écarts potentiels vis-à-vis des systèmes de représentations genrées quotidiennes. Ainsi, les grimages de genre apparaissent déjà comme des productions paradoxales : à la fois production visuelle d’un visage genré par le maquillage ; et dévoilement, en même temps, de sa nature artificielle (en exagérant le maquillage, en exhibant sa matérialité, ou en le réalisant sur scène). Cette mise en évidence du grimage de genre comme construction scénique de codifications prend alors un sens politique, car elle s’établit toujours en référence aux codifications sociales extra-théâtrales. L’inversion du genre qui est simultanément permise et révélée par le grimage introduirait des discontinuités dans la réitération des actes stylisés, et déstabiliserait ainsi le mythe d’identités naturelles ou essentielles3. Le grimage est alors « performance », c’est-à-dire que les performances grimées de genre apparaissent comme des actes itératifs, « restauration de l’action4», qui dévoilent l’aspect performatif et construit des codes de genre. Certaines esthétiques, si elles créent un jeu d’écart par rapport aux normes genrées, semblent en réalité annuler toute possibilité transgressive en restabilisant les codes binaires. D’autres esthétiques semblent au contraire conscientes de cette potentialité de trouble : elles se dégagent du mimétisme soi-disant naturaliste afin de jouer et de déstabiliser ces codes, voire de provoquer une destruction de l’univocité des signes maquillés, et donc des codifications extra-théâtrales.

Dès lors, il s’agit d’étudier quels usages politiques et esthétiques sont faits du grimage de genre au sein des spectacles. On distinguera plusieurs fonctions. Tout d’abord une fonction mimétique – ou plutôt paradoxe mimétique : puisque le grimage est pris entre affirmation d’un personnage genré et dévoilement de son artificialité. De là, on verra comment le grimage peut faire de ce paradoxe un outil critique et exercer, dès lors, une fonction politique. Enfin, on étudiera sa fonction transformationnelle : il s’agira de montrer comment les grimages de genre proposent une esthétique et un plaisir de la transformation, un renouvellement d’une poétique grimée strictement anthropocentrée. Ces trois temps correspondront à trois cas d’étude : Le personnage de Miss Knife d’Olivier Py, incarné encore en 2022 dans Miss Knife et ses sœurs ; la peinture corporelle et faciale des danseuses dans Saison Sèche de Phia Ménard en 2018 ; et les performances de Hungry, artiste allemande qui décrit son travail de travestissement comme du distorted drag (drag déformé).

Miss Knife est l’alter ego d’Olivier Py, inventé en 1992 lors de La nuit au cirque et qui réapparait dans plusieurs créations au cours des trois décennies suivantes5, notamment pour célébrer des moments clés de la vie de l’ancien directeur du Festival d’Avignon : Miss Knife chante Olivier Py célébrait son départ de l’Odéon en 2012, la tournée des Premiers adieux de Miss Knife (2017-2019), laissaient déjà présager le départ d’Olivier Py de la direction du Festival d’Avignon avec Miss Knife et ses sœurs en 2022. Dans ses apparitions sur le mode du spectacle-cabaret, Olivier Py apparaît travesti, accompagné de musicien·nes ou d’un orchestre6, et alterne chansons et épisodes narrés de sa vie sur un ton humoristique et mélancolique_._ Habillée de robes de satin ou de fausses fourrures, de perruques blondes, ou dotée d’une silhouette arlequinesque à strass et haut-de-forme, Miss Knife arbore un maquillage sommaire qui consiste en une base de teint claire, ombrée aux tempes, aux joues et à la mâchoire, de sourcils parfois couverts et redessinés plus haut, les yeux sont également remodelés par un cut crease (un contraste entre la surface mobile et le pli de la paupière qui est accentué et allongé vers le coin externe) et des paillettes. Le tout est complété par du rouge à lèvres, des faux cils, et des paillettes.

© Emile Zeizig Festival d’Avignon – Opéra Grand Avignon, le 26 juillet 2022, Miss Knife et ses sœurs. https://www.mascarille.com/galerie/picture.php?/190102/search/10430 (consulté le 26 novembre 2023)

Ce visage, héritier de la drag queen et du transformisme de cabaret, a pour but de féminiser les traits d’Olivier Py, lui permettant paradoxalement de se dévoiler par l’artifice, afin de faire ressortir, selon lui, une part féminine qui est en lui :

L’expression topique d’une féminité par le grimage est un outil de libération (comme le soutient Py dans un entretien avec Brigitte Prost8), libération qu’autorise le maquillage qui serait à la fois une armure, et une brèche. La mise à nu que représente la performance grimée est justement permise par le « masquillage »9, dont le caractère extra-quotidien est un acte en partie subversif selon Py ; il « se fait masque du masque et crée de l’extra-ordinaire…[…]  mais aussi de l’ex-travagance… de l’ex-centrique… invite à sortir de la bienséance10». La métaphore du masque qui est employée par ce néologisme permet à l’artiste d’expliquer que le grimage exprime l’essence du théâtre, mais aussi de la théâtralité de notre vie sociale, de nos identités selon l’idée d’Irving Goffman11. En effet, pour Py, Miss Knife est un personnage qui a une forme d’autonomie (une existence de presque trente ans, et des traits de caractère singulier). Le grimage de genre sert alors une expression de soi qui rompt avec l’ordre hétéronormatif du genre : le grimage de genre en lui-même, parce qu’il met dans l’espace théâtral une représentation rare, produirait une transgression du pouvoir et de ses mécanismes parce qu’il ne colle pas avec les fondements des normes de genre et de sexualité. Il se fait surface de projection sur laquelle Py peut réaliser une forme d’introspection, de réflexion sur soi. On peut toutefois s’interroger sur la subversion réelle qu’offre la performance grimée de Miss Knife.

En effet, les considérations de Py sur une « féminité en soi » poussent à se demander si le personnage qu’il crée ne relève pas d’une forme d’essentialisation du féminin. Selon lui, Miss Knife est une représentation de

Son discours est ambigu, car il admet à la fois que le personnage de Miss Knife est une construction destinée à déstabiliser les codes genrés ; mais que celle-ci révèle justement une vérité profonde, qu’elle permet la concordance entre une essence intérieure et l’apparence extérieure dont elle serait une expression. Le grimage de genre tel que le décrit et l’emploie Py s’attaque certes à une forme d’essentialisme qui considère qu’il y a une conformité stricte entre le sexe biologique et l’expression de genre. Cependant, la forme de travestissement féminin qu’il propose s’avère assez classique dans son inversion du genre : les signes grimés tracés sur le visage sont plutôt conformes aux attentes non seulement d’une féminité normée, mais surtout d’un homme âgé qui s’emparerait de cette féminité. Py ne fait que peu ou prou exagérer un maquillage féminin quotidien, en adaptant la taille des traits et l’intensité des contrastes à la scène, à la limite entre un rendu réaliste sur le plateau, et un subterfuge qui se laisse voir. Cette orthodoxie des signes grimés contribuerait donc à restabiliser une féminité ontologique qui s’exprimerait par le maquillage, confortant ainsi l’idée selon laquelle la construction d’une expression scénique du genre n’est qu’une expression conforme à un intime naturel, perpétuant indirectement le modèle « ‘expressif’ du genre et l’idée qu’il y aurait une vraie identité de genre12».

Ce jeu d’excentrisme et de déviance entre identité de genre réelle et maquillée nourrit une théâtralité comique qui prend forme dans la figure stéréotypée du travesti, ou de la folle. Comme le souligne Jean-Yves le Talec dans Folles de France13, il s’agit d’une forme de comique bien établie, généralement associée au travestissement d’un homme homosexuel en femme, qui s’incarne dans la figure de la « folle » avec ce que le terme psychiatrique charrie de dévalorisation historique. On pourrait alors reprocher à Miss Knife de reproduire un ridicule grotesque (à la fois techniquement en termes de maquillage, et dans le registre comique bas qu’il articule au grimage), et de perpétuer au moins accidentellement des représentations misogynes et homophobes14. Toutefois, ce comique du grimage de genre est aussi à resituer dans une histoire plus longue aux interprétations politiques complexes, puisqu’on peut argumenter, comme Didier Éribon, que l’exhibitionnisme permet de défier l’hégémonie hétéronormative, justement par l’affirmation de soi comme théâtralité, qui permet une affirmation de soi tout court15. La fonction comique du grimage de genre participe au retournement des stigmates de la honte, à la réappropriation des stéréotypes, à une visibilisation proche du « right to appear » butlerien16. Il faudrait alors lire le grimage de Py comme un maquillage camp17, c’est-à-dire comme représentation liée à l’homosexualité, qui, grâce à l’humour, permet de naviguer et de retourner les stigmates, exclusions symboliques et physiques, en des identifications moins péjoratives, voire positives._

Le grimage de genre de Miss Knife est donc un objet complexe. L’affirmation outrée du genre est prise dans une tension triple : entre re-stabilisation des codes de genre sans les interroger, et par là reproduction d’une image de « folle » ; et fonction expressive, libératrice de soi sur le mode camp_. L’image de la folle qu’offre le grimage de Py s’inscrit dans la culture normée dominante, mais son enrôlement dans la parodie fissure justement la reproduction de ces normes : le maquillage est pris dans l’ambivalence qu’évoque Lehmann dans Tragédie et théâtre dramatique18, d’une réaffirmation de la limite par sa transgression prévue, intégrée et délimitée par un cadre.

Saison Sèche de Phia Ménard, créé en 2018 au Festival d’Avignon, ne cache pas sa volonté de s’attaquer au patriarcat. La performance convoque des « avatars, des sortes de drag kings, des êtres transgenres » qui vont se mettre en mouvement. Les interprètes sont, dans un premier temps, vêtues de tuniques blanches dans un cadre blanc, espace qui symbolise la maison patriarcale. Vient ensuite l’heure de la transformation. Ce ne seront plus des femmes, mais des combattantes qui se colorent le corps, qui se préparent au combat. Dans un cercle rituel, elles se peignent le visage et les seins dans des couleurs vives, et le pubis en noir, à partir de peinture contenue dans des poupées de chiffon. Les visages sont d’abord uniformisés avant qu’y soient ensuite retracés des traits pileux caricaturaux, des rictus virilistes quasiment guerriers. Le grimage facial donne suite à des caricatures masculines travesties : un prêtre au visage rose et à la moustache en brosse, un homme en costume de soirée au visage blanc, aux sourcils noirs et avec une petite moustache et barbichette ; un footballer au visage violet et un collier de barbe… Ces personnages se lancent alors dans une marche militaire, qui s’accélère et mène les corps jusqu’à l’épuisement. Cette chorégraphie hypnotique, métaphore d’un rite pour faire tomber la pluie19, finit par détruire l’espace autoritaire qui suinte avant d’être réduit en lambeaux. Le message politique est clair, on voit ces corps opprimés se retourner contre les attributs et le pouvoir patriarcal.

© Christophe Raynaud de Lage

Archives de Saison Sèche pour la 72e édition du festival d’Avignon (2018), https://festival-avignon.com/fr/edition-2018/programmation/saison-seche-4825 (consulté le 26 novembre 2023).

Assister au processus de transformation sur scène, voir les visages avant et après le maquillage, donne au moment de la peinture faciale un aspect rituel et un statut d’arme scénique. Les performeuses endossent une apparence masculine qui est clairement distincte de leur corps de femme, mais le propos politique affirmé part justement de leur vécu extra-théâtral :

Cet écart d’avec le masque masculin qui est peint permet de créer une distance humoristique, mais aussi d’afficher les signes maquillés et par extension le comportement physique des hommes incarnés comme fictif, construit et donc destructible. La pièce semble jouer des limites entre les codes genrés mis sur scène et le corps réel des actrices, entre la caricature et en même temps le caractère véridique de ce qui est montré sur scène. Le signe grimé a un statut de métaphore, selon Phia Ménard, il s’agirait peut-être de retourner le pouvoir symbolique de la domination contre lui-même :

Dans cette pièce, l’usage du grimage ne se veut pas illusionniste ou naturaliste puisque son traitement esthétisé et simplifié établit une distance par rapports aux signes de genre quotidiens : plutôt que de masquer l’écart avec le trait considéré comme genré qu’il signifie, il s’affirme comme indice ou comme symbole – selon les distinctions peirciennes22. Une distance, une possibilité de destruction des codes quotidiens érigés en norme est ainsi affirmée. Le grimage a donc un statut d’outil affirmé, il n’est pas simplement réemployé afin de construire un genre scénique par imitation de signes considérés comme naturels. Les traits masculins caricaturaux sont montrés comme des artifices. On peut d’ailleurs se demander si le fait que le corps et le visage féminin des performeuses apparaissent comme une « base » sur laquelle se construisent les signes de genre artificiels, sans que la « féminité » ses performeuses ne soit elle-même montrée comme construction, est intentionnel. Ne retombe-t-on pas alors dans une essentialisation afin de critiquer la première ? En ce sens on pourrait réaliser la même critique que formule par exemple Judith Butler contre Julia Kristeva, lorsqu’elle lui fait observer que la subversion du sens normatif que le corps matériel rend possible, construit alors un sémiotique féminin comme une « réalité » antérieure ontologiquement à la construction de la loi patriarcale23. D’une part, cela reviendrait donc à ériger une nouvelle réalité normative en voulant justement contester celle-ci. D’autre part, on se retrouve paradoxalement à définir le pouvoir féminin de subversion entièrement par la loi paternelle. Ou alors, peut-être faut-il comprendre que c’est surtout le vécu opprimé des personnes perçues comme femmes qui sert de fondation au renversement des normes de genre, plutôt que l’affirmation d’une féminité. C’est ce que semble sous-entendre Phia Ménard dans la façon dont elle parle des corps des actrices sur scène comme de « signe[s] politique[s] » ; le corps apparaît comme un signifiant social construit et non comme naturalité. Mais son propos sur sa transition de genre fait aussi pencher du côté anti-essentialiste, plutôt que du côté d’une ontologie féminine non sujette à la critique discursive : « d’avoir eu ce parcours du corps, d’avoir dans la société appartenu au pouvoir dans le corps d’un homme et d’être maintenant dans le corps d’une femme me montre que, dans ma nouvelle condition, j’ai perdu le pouvoir94». Dans Saison Sèche, les codes grimés invitent le public à prendre de la distance avec les signes de genre quotidiens et les établit, non pas comme un donné pré-culturel, mais comme des signes produits par le pouvoir dominant et participant à sa reproduction. Le grimage se donne à voir comme signe politique, loin d’un registre illusionniste ou naturaliste puisque son traitement esthétisé et simplifié établit une distance par rapport aux signes de genre quotidiens.

Cette représentation déconstruite du genre est en partie liée au parcours de transition de Phia Ménard : dans Saison Sèche, les codes grimés sont anti-mimétiques, ce sont des caricatures de types sociaux qui déterminent le comportement agressif et toxique de ces masculinités. Les stéréotypes qui apparaissent sur scène sont ridicules dans leurs comportements caricaturaux (traits pileux et mimiques exagérées, virilités belliqueuses, scène de miction contre le mur). Toutefois l’effet comique n’est que momentané et laisse plutôt place à des grimes glaçants. Les maquillages n’agissent pas ici comme des surfaces de projection psychologique, mais plutôt des catégories critiques. En ce sens, on pourrait parler de « masculinités » telles qu’elles sont théorisées par Raewyn Connell24 ; en effet, les grimages de genre déclinent un spectre de masculinités, et l’épuisement des performeuses les montre comme des idéaux culturels inatteignables, qui agissent dans ce spectacle comme des repoussoirs. Le grimage de genre retourne les codes contre l’ordre qui les instituait, le critique et le détruit symboliquement.

Les usages politiques du grimage de genre semblent profondément liés à la tension dialectique entre le maquillage comme objet d’identification et surface externe de projection d’une vérité – ou au contraire comme objet de distanciation et construction artificielle à révéler. Le grimage de genre peut se ressaisir des normes en masquant ou en montrant leur place dans le système logique qui produit et entretient la domination. Ultimement, d’autres démarches semblent refuser de s’arrêter à un constat du caractère arbitraire de l’ordre hétéropatriarcal et tentent de renoncer à ses modes d’expression genrés, à la logique binaire qui la fonde. Cette volonté semble alors entraîner des tentatives artistiques qui travaillent justement la limite de signes de genre reconnaissables et explorent de nouvelles pistes esthétiques hors des sentiers battus du genre.

Hungry est le nom de scène de Johannes Jaruaak, un·e artiste berlinois·e qui réalise des performances dans les milieux underground. Il·elle décrit son travail comme du distorted drag (drag déformé). Cet·te artiste a fondé cette esthétique qui lui est propre, que l’on peut observer sur la pochette de l’album Utopia (2017) de Björk et dans les tournées de cette dernière, mais également dans les performances que Hungry réalise régulièrement sur les scènes drag. Son grimage de genre joue à déformer et déplacer les traits du visage, en créant par exemple des yeux en dessous des yeux, ou en ajoutant des postiches qui s’inspirent de formes organiques animales ou végétales25. Curieusement, la base de ses grimages est pourtant « classique », dans le sens où elle utilise les techniques de contrastes, modelage et de soulignement des traits du visage (affinement du visage, contouring, dessin de sourcils arqués, faux cils…), afin de mettre en valeur le visage et de le « féminiser », traits qui s’inscrivent dans une silhouette féminine plus générale (robes, corsets, perruques et talons hauts). Hungry note d’ailleurs dans une interview26 que ce sont ces détails (comme les sourcils très arqués et finement définis) qui vont provoquer une admiration de la part des personnes qui découvrent son maquillage, ce qui leur fournit en quelque sorte une porte d’entrée dans l’esthétique plus étrange qu’elle propose. L’artiste propose des illusions particulières, des trompe-l’œil : yeux démultipliés à la façon d’une araignée, allongés dans des formes asymétriques qui donnent l’illusion d’un nouveau blanc de l’œil et d’une large pupille, effacement quasi total des lèvres ou du nez ; et surtout l’ajout de postiches en trois dimensions qui perturbent les attentes des spectateur·ices dans la perception d’un visage. Ces pièces sont moulées en silicone spécifiquement pour chaque grimage et évoquent des excroissances dont les lignes et les couleurs se fondent dans les traits et l’effet général du maquillage.

©Zachary Krevitt et Thomas McCarty, in DOONAN Simon, Drag: A Complete Story. A Look at the History and Culture of Drag, Londres, Laurence King Publishing, 2019, (ill. 62).

Hungry invente un nouveau genre anatomique, tire son grimage vers le fantastique ou le non-humain. Cette plastique découle d’une fascination de l’artiste pour l’anatomie et les symétries organiques, afin d’interroger les codes de beauté. Les illusions classiquement utilisées, une fois poussées à l’extrême, conduisent à des visages qui ne sont plus humains mais effrayants : le grimage se fait critique de l’injonction à la féminité, de l’arbitraire des codes quotidiens, qui sont loin d’être naturels. Comme le souligne Nathalie Gauthard dans une étude intitulée « Trouble dans le masque : de la subculture Queer à l’ère de l’Anthropocène27» de ce point de vue, les performances de Hungry sont ambiguës, puisque l’artiste se plie dans une certaine mesure aux codes esthétiques de la domination en exaltant, comme dans beaucoup de performances drag, des traits issus de conceptions essentialisantes du genre. Toutefois la·e performeur·euse joue de cette objectivisation du regard pour le déformer, pour remettre en doute traits culturels et naturels du visage. Au croisement de la fleur anthropomorphique, de l’organe ou du robot, ses grimages interrogent notre capacité à reconnaître une figure (genrée), ou même un sujet. Hungry nous pousse peut-être ainsi à déformater et dénaturaliser notre propre regard. Ainsi, dans une de ses performances, Hungry retire un masque qui figure un visage grimé, afin de dévoiler en dessous un grimage exactement similaire, puis de sortir un second masque : le triptyque symétrique que forment les visages peut être compris comme une critique du paraître social genré contraignant et de la construction d’identités dont aucune n’est naturelle. Mais ces grimages, remettent également en cause des catégories esthétiques telles que le « beau ». Ne se pliant que de biais aux normes contemporaines de beauté, ils interrogent les exigences d’intelligibilité du visage, de conformité aux normes qui font de l’activité de transformation un processus fini : la transformation s’arrêterait quand l’illusion fonctionne ou qu’elle est compréhensible comme illusion, quand son sens est stable. En ce sens, les grimages de Hungry cherchent à développer un univers référentiel autonome, qui s’affranchit des codes genrés de la même façon que Johannes Jaruraak, en tant que personne non binaire, s’en libère dans sa vie sociale quotidienne. Selon cette lecture, l’autonomie esthétique affirmée est toujours une affirmation politique, mais sur un mode différent : Hungry effectue alors un écart plus large en refusant un strict anthropomorphisme, sans souci de conformisme par rapport à l’ordre genré ou logique. Cet écart peut également être interprété comme s’inscrivant dans un abandon du personnage traditionnel28 aux contours biographiques clairement définis : celui-ci est moins à comprendre comme une identité genrée et une surface de projection psychologique stable, mais plutôt comme une surface géométrique, architecturale. Le grimage de genre de Hungry fait naître une silhouette dont l’intérêt réside surtout dans son jeu de composition pictural ou sculptural (le visage grimé dépasse les limites naturelles du visage pour lui ajouter des excroissances). Le régime performatif qui met l’accent sur la dimension visuelle et son trouble, dans lequel s’inscrivent les apparitions de l’artiste, rejoignent ainsi ce que Julie Sermon nomme le « devenir-figure » ou « devenir-image » du personnage29.

Dès lors, il ne s’agit plus seulement de jouer du genre ou d’en critiquer les normes par le grimage à des fins politiques, mais d’interroger la nature politique des termes même dans lesquels la question du genre est posée. Les grimages de Hungry refusent de restabiliser un genre, un cadre logique ou ontologique par lequel se saisir du visage, et promeuvent à la place une forme d’instabilité continue dans laquelle sont plongés les spectateur·ices. Du côté de l’artiste, l’intérêt ne se situe plus dans une identité stable en un personnage ou un type fixé par le grimage, mais dans le processus de transformation lui-même30. Par l’exploration d’un au-delà de l’humain dans une esthétique qui serait à la fois infra- (renvoyant aux végétaux et animaux) et post-humain (cyborg, humanité augmentée), Hungry est peut-être à inscrire dans un mouvement de bio-art31, ou de désanthropocentrisme. Jouer sur les attributs esthétiques et sexuels des insectes et des plantes (yeux à facettes, pistils-étamines) et les mêler à la figure humaine est aussi un moyen de s’inscrire dans ce champ de questionnement qui interroge plastiquement la limite animaux-humains. Ces grimages et leur suggestion sexuelle spécifique se placent alors bien au-delà des enjeux de genre identitaires. Lorenzo Bartalesi et sa relecture de Darwin dans Histoire Naturelle de l’esthétique, constate une fonction de l’esthétique dans la sélection sexuelle, qui fait de celle-ci un moteur de l’évolution du vivant, moteur complexifié par les innovations scientifiques et les machines. L’usage du maquillage, provoquant une illusion avec ce que celui-ci contient de faux et d’éphémère, explore le trouble de notre sense of beauty et son rôle dans l’évolution future de l’espèce humaine. Le grimage s’autonomise des carcans du genre ; l’acte poétique de métamorphose ne s’arrache pas seulement des dynamiques d’auto-discipline ou d’auto-régulation fixant les pratiques corporelles32. Le beau, comme le vrai, l’humain, sont remis en cause comme des modalités entravant de réelles découvertes, ou évolutions, par la pratique de la transformation esthétique. Ces explorations poétiques seront qualifiées de queer, monstrueuses, inhumaines c’est-à-dire, in-caractérisables selon les normes esthétiques ou logiques habituelles.

De par l’écart entre le genre assigné socialement et celui pris dans la performance, l’étude du grimage de genre, dévoile la façon dont la ré-articulation des signes maquillés, si elle n’est pas interrogée sur scène, présente ces signes comme naturels, et non comme des éléments eux-mêmes pétris de convention, pouvant faire l’objet de choix dramaturgiques, esthétiques, ou ludiques. Cependant, au-delà d’une fonction mimétique ou expressive du grimage de genre, dans ses divers usages sur la scène contemporaine, le maquillage témoigne, d’une évolution, ou du moins de l’ouverture de nouveaux champs d’exploration théâtraux. Toutefois, ceux-ci ne peuvent être strictement distincts de dimensions politiques qui, lorsqu’elles déstabilisent les codes quotidiens du genre, investissent les tensions instables d’affirmation d’identités et de dévoilement d’artificialité, et sèment alors de nouveaux troubles esthétiques, logiques et ontologiques. On peut ainsi observer un renouvellement de l’imaginaire du grimage de genre, qui tend vers le monstrueux, l’informe, le post-anthropocentrique33.